4 juillet > 11 novembre 1997
Vous prenez une tente, un sac à dos, un appareil-photo et trois cahiers vierges. Vous commencez par pérégriner en Islande, et prévoyez de finir votre année sabbatique en Chine. Eh bien vous n’irez pas en Chine. Vous resterez en Islande, pendant quatre ans, et vous n’en reviendrez jamais complètement. Journal des quatre premiers mois de ma vie islandaise.
"Tout est encore à vivre ; tout est encore à écrire", Journal d'Islande - Extrait N°5
Jeudi 17 juillet 1997 :
Me voici en Islande depuis une semaine, et depuis trois jours sur Langanes, péninsule du bout du monde. Petit déjeuner au feu de bois. Levée de camp vers 11h. Je compte atteindre le phare de Fontur cet après-midi, à la pointe de la péninsule.
Après quelques kilomètres de marche laborieuse, toujours à travers ce paysage minéral, aride et plat, je parviens à Skoruvik, petite baie où les falaises s’affaissent jusqu’au niveau de la mer, laissant place à une prairie occupée par une ferme en ruine, à cent mètres de la plage. Un cadavre de mouton en décomposition marque l’entrée du site. L’endroit est un peu morbide, mais je note qu’il y a tout pour camper : un cours d’eau, de l’herbe pour monter la tente, et du bois pour le feu. Au besoin, je pourrai donc revenir m’installer ici ce soir, puisqu'il n'est pas certain que je trouve de l'eau plus loin. Je continue, agacé en permanence par les moucherons. Il reste une douzaine de kilomètres jusqu’à Fontur. Depuis ce matin, le soleil transparaît difficilement derrière une épaisse couche de brume qui n’en finit pas de se lever. Peu à peu, le paysage devient d’une dureté rare. Jamais je ne me suis trouvé face à un décor pareil. Cela évoque littéralement le résultat d’un cataclysme qui aurait anéanti une immense ville en pierre, à une époque très reculée. Aussi loin qu'on puisse voir, tout n’est que blocs de roche entrechoqués, recouverts par endroits de mousses grises. L’espace est ras. Le seul relief à l'horizon est celui des pierres saillantes. La mousse, nichée dans les anfractuosités, est plus sèche et plus rare. Tout est d’une aridité, d’une dureté extrême. La piste, de plus en plus grossière et irrégulière, quitte le bord des falaises pour s’engager au milieu du plateau, qui ne fait maintenant que deux ou trois kilomètres de large, de telle sorte qu’on peut voir la mer de chaque côté. Puis elle débouche enfin sur la dernière partie de la péninsule, une toundra parfaitement rase, constituée d’une herbe très courte et parsemée de petites fleurs blanches et roses.
Tout au bout du plateau, qui s’élève ici à une centaine de mètres au-dessus de la mer, comme porté par les falaises, voici le phare : Fontur, modeste tour blanche. Depuis un an, je me projetais ici en imagination... J'y suis ! Je m’abrite un moment dans son entrée afin de me protéger du vent qui vient de se lever. Puis je m’approche de ces falaises qui brutalement mettent fin à la terre. À plat ventre sur le bord du précipice, j’observe les oiseaux. La plupart sont des pétrels, aux allures caractéristiques de bombardier B 52. Leur vol me fascine. C’est comme si je n’avais encore jamais vu d’oiseaux voler auparavant. Ils sont des centaines à passer devant moi, silencieusement, à quelques mètres parfois, en longeant la falaise pour profiter des courants d’air ascendants et jeter un coup d’œil au bipède que je suis. Certains décrivent sept ou huit fois la même ellipse, ralentissant à mon niveau. Il s’en trouve même qui déploient toute leur science du vol pour, une fois parvenus devant moi, faire du sur-place, comme s’ils cherchaient à tenir la pose devant l’appareil photo que j’actionne sans cesse.
De retour au phare, blotti dans l’entrée, je tergiverse un moment pour savoir si je campe ici, bien qu’il n’y ait pas d’eau ni de bois, ou si je retourne à Skoruvik. Finalement, la tentation d’un bon feu de bois est la plus forte et, après avoir pris un peu de nourriture, je repars. Il est 17h. Les mêmes douze kilomètres sont à refaire en sens inverse. Mais cette fois le vent s’est accru fortement, et la brume s’est encore abaissée. Ainsi le paysage, déjà hostile à l’aller, prend maintenant un caractère tout à fait fantomatique et surnaturel. De grands paquets de brume grise, balayés par un vent puissant, viennent lécher en sifflant les angles acérés des pierres. La présence humaine est bien évidemment toujours nulle. Je marche à pas de plus en plus courts et lents, ployés sous le poids du sac à dos, semblable à un rescapé errant dans l’absurdité d’une planète sans vie. J’ai à peine la force de me réjouir à la vue de Skoruvik, apparaissant derrière un linceul de brouillard qui ne laisse voir du soleil qu’un disque terne et froid.
Je pose mon sac à terre, et son poids me reste. Je vagabonde autour des ruines à la recherche d’un endroit pour planter la tente. Ce sera face à la mer. D’abord, allumer un feu. Il faut apporter du bois, des pierres. Tout cela me coûte. Grâce à une adresse un peu meilleure à chaque fois, le feu prend rapidement, ravivé sans cesse par des rafales de vent qui continuent de balayer la brume vers la mer. Comment se peut-il que le vent n’ait pas encore fini de vider le ciel de toute cette brume ! Elle n’a pas cessé de courir au-dessus de ma tête depuis ce matin. La tente enfin montée, je peux commencer à manger vers 22 h, comme chaque soir. Quel soulagement ! Le bouillon est le meilleur jamais absorbé.
Le repas terminé, je reste longtemps blotti près du feu. Le vent s’adoucit. Le ciel semble alors vouloir me récompenser de mes peines par un sublime flamboiement de pourpre, de mauve et de rose orangé. A peine croit-on que c’est fini et que les rideaux de velours se sont refermés sur la scène, ils s’ouvrent à nouveau sur une nouvelle combinaison de nuages, de lumières colorées et de reflets marins. Ici, le crépuscule et l’aurore fusionnent en noce de feu. Devant le spectacle, ma fatigue s’estompe et je reste à contempler et à photographier jusqu’à 1h30.
Dimanche 27 juillet 1997 :
Faskrudsfjördur, dans les Fjords de l'Est, petit village partageant une longue histoire avec les "pêcheurs d'Islande". Un concert vient de clôturer le "Week-end français". Il est 2h30 du matin. Je rentre vers le camping.
. . . Il fait clair comme en un début de soirée en France. La rue est déserte. Une légère brume adoucit l'atmosphère. Derrière moi, sortant de l'hôtel où avait lieu le concert, quelqu'un d'allure longiligne sifflote et chante gaiement, tout seul, en piquant parfois quelques petits sprints qui le rapprochent rapidement de moi. Je reconnais l'homme âgé assis à côté de moi au concert. - Quelle santé ! lui dis-je quand il arrive à ma hauteur. Il rentre chez lui mais n'a visiblement pas envie que cette belle soirée se termine ainsi. Nous discutons un peu sur le trajet et il m'invite à prendre un café dans son pavillon, situé dans la rue principale. Je me retrouve dans une salle de séjour remarquablement aménagée, avec boiseries, bibliothèque de livres reliés où figurent les oeuvres complètes d'Halldor Laxness, de nombreux tableaux représentant des chevaux, des photographies encadrées, divers bibelots, chaque chose disposée avec goût et dans un ordre parfait. Alors qu'il prépare le café, je lui demande s'il vit seul ici, ce à quoi il me répond, avec un peu de difficulté, que sa femme est morte. Il me montre des photos d'elle étant jeune. Elle y paraît assez belle. En attendant que le café soit prêt, et comme il est désolé de ne pouvoir soutenir une vraie discussion avec moi, non seulement du fait de son anglais incertain mais aussi des quelques verres qu'il a bus ce soir, il met une cassette dans le magnétoscope et me propose de m'installer dans un de ses fauteuils, avant de faire de même un peu plus tard. Il s'agit d'un film sur un quatuor islandais qu'il apprécie particulièrement : quatre frères chantant a cappella de vieilles chansons islandaises. Il s'en réjouit beaucoup et chantonne avec eux, l'air radieux et les yeux humides.
Le café étant prêt, nous nous installons à une petite table d'où nous pouvons continuer de suivre le film. Il apporte des toasts grillés, avec du beurre, du fromage et du jambon. Lui ayant posé quelques questions, je parviens à savoir qu'il a environ 65 ans, bien qu'il en paraisse davantage ce soir, qu'il est né dans une ferme des environs, que les chevaux sont ses "amis", qu'il a rencontré sa femme - Olga - dans les années cinquantes, et que celle-ci l'a quitté il y a sept ans. - And I'm very sorry of that, répète-t-il de temps en temps, son masque de joie tombant à chaque fois. Il a aussi tracé les plans de sa propre maison. Il me ressert plusieurs fois du café et des toasts. - Good boy ! répète-t-il sans cesse.
Pour lui faire plaisir, je chantonne l'air d'une chanson très connue ici, écrite lors de l'Indépendance, dans les années quarantes. Il en est très touché. Nous le reprenons ensemble. Je chantonne encore un vieil air de berceuse islandaise, que j'aime particulièrement. Je connais ces airs d'après un disque que je me suis repassé toute l'année à Paris. Il le reprend avec moi et nous en rions ensemble. - Good boy ! répète-t-il. Son visage oscille entre une joie rayonnante, juvénile, et une profonde peine qui ne s'exprime jamais. Il va me chercher une autre photographie de sa femme, avec deux chevaux à ses côtés, et des montagnes à moitié enneigées à l'arrière-plan. C'est une belle photo. - I am very sorry, dit-il cette fois gravement en me regardant de ses yeux brillants, mais sans laisser couler une larme. - I understand, lui dis-je. - Good boy ! reprend-il. Je lui demande s'il veut bien que je le prenne en photo. Il accepte sans difficulté. Je crois que la photo ressemblera beaucoup au Portrait du docteur Gachet par Van Gogh. Il me demande si je peux lui envoyer une carte à mon retour en France. Je le préviens que je ne rentrerai pas en France avant au moins trois mois, ce à quoi il me répond qu'à son âge il peut attendre. Je lui donne aussi mon adresse.
À travers la fenêtre, on voit que la brume devient plus lumineuse. Je fais mes adieux à Pall Gunnarsson. Il a du mal à prononcer mon nom : - My friend François from France ! marmonne-t-il en riant et me serrant la main sur le seuil de la porte.
Je me retrouve dans la rue déserte et silencieuse. La brume légère s'est encore éclaircie. Il est 4h30 passée. La rue file tout droit vers le camping, à la sortie du village. La rosée a perlé sur le toit de ma tente. L'air dégage un calme parfait.
Mardi 5 août 1997 :
Berufjördur (Fjords de l'Est). Mon camp de base est installé depuis trois jour à la ferme d'Eyjolfstadir.
. . .Jusqu'à présent le ciel était resté couvert, mais sans montrer de signes inquiétants. Maintenant il commence à jouer un jeu météorologique auquel je ne comprends rien. D'abord, en à peine dix minutes, la vallée dont je viens de quitter le versant se remplit de nuages qui montent irresistiblement vers moi, avec apparemment l'intention très nette de tout engloutir sur son passage, de submerger la montagne elle-même, et d'envahir également la vallée de la rivière Fossa. Mais un vent du sud-ouest les refoule net au niveau de la crête où je suis, laissant ainsi la vallée de la Fossa complètement libre de nuées, alors que sa voisine en est totalement comblée. Puis, en l'espace d'une ou deux minutes, une masse blanche, sortant de je ne sais où, surgit de la vallée de la Fossa, s'élève très rapidement et me submerge corps et âme pour disparaître aussitôt. Au-dessus de moi, je ne sais trop que penser de ces coins de ciel bleu, tour à tour dévoilés et obstrués par des nuages sombres et véloces. Je reprends mon chemin sur l'échine de la montagne, et les choses deviennent alors tout à fait claires : dans peu de temps, quelque soit la direction que je prenne, je ne verrai plus rien à moins de 30 ou 40 mètres.
Il est 17h. Il est temps de redescendre. Je dois rejoindre la rivière Fossa, au creux de la vallée, pour qu'elle me conduise, sinon tout droit, du moins de façon sûre, comme un fil d'Ariane, vers la ferme et la tente. Pendant une heure ou deux je marche contre le vent, dans de la purée de pois et sous une pluie fine, froide et persistante. Je ne vois rien des montagnes. Je ne vois presque rien non plus des grandes chutes d'eau qui s'égrennent comme de grosses perles tout le long des contorsions de la Fossa. J'entends seulement leur grondement tonitruant traverser la brume opaque et grise. Mais parfois, au détours d'un relief, certaines m'apparaissent brutalement, telles de puissants murs d'écume voilés par le brouillard. Comme je me suis avancé beaucoup plus profondément qu'avant hier dans la vallée, le trajet de retour est d'autant plus long, et je commence à être épuisé.
Je rejoins le sentier. Au fil de la marche, je vois courir de temps à autres devant moi, à ma rencontre, un front de nuées silencieuses qui, en un instant, me traverse, comme si je n'avais plus de corps. À mi-parcours, le vent se calme, la pluie cesse. Mais les masses de brouillards pousuivent leur magie, apparaissant et disparaissant, muettes et incompréhensibles. Avec légèreté, elles glissent sur le flanc des montagnes, se déchirent en douceur, forment des volutes ascendantes qui se déroulent et s'enroulent, se dispersent et se recomposent. Elles évoquent, dans leurs mouvements naturels et aléatoires, une sorte de grâce accomplie, libre et autonome. Ce que je vois se dérouler dans l'air en ce moment, c'est la musique de Mozart. Je reste un moment immobile sur le chemin, les yeux levés, tournant sur moi-même, sans comprendre. C'est comme s'il se jouait à cet instant un prélude.
Je continue. Les brumes s'écartent peu à peu. La dernière partie de la vallée se dégage alors rapidement. À présent je peux la voir, dans son élargissement, déboucher en biais sur le fjord de Berufjördur, bien conduite entre ses deux contreforts montagneux. C'est alors que je comprends ce sentiment de prélude qui m'est venu plus tôt. L'imprénétrable chaos de brume où j'étais pris tout ce temps, au cours duquel le monde, comme en suspens, semblait tramer silencieusement quelque projet d'une complexité inaccessible, n'était que la préparation de la chose sublime qui se déroule à présent sous mes yeux, dans sa grandiose totalité. L'espace de la vallée, maintenant parfaitement dégagé, s'ouvre sur un long fleuve de nuages en train de glisser à la surface du fjord, le remplissant comme une épaisse coulée de crème, onctueuse et nacrée, au flux impassible et puissant, ou comme la grand-voile à la dérive d'un trois mâts chaviré, gonflée par la houle et par les vents prisonniers, ou comme une monstrueuse larve rampante et aveugle. Des lambeaux de ce fleuve se détachent, s'élèvent, caressent le versant des montagnes, puis en engloutissent les pics dans leur masse. Deux épaissent colonnes blanches montent du fleuve à l'assaut des deux parois qui encaissent la vallée. Le déclin du jour colore les nuages de jaune et d'orange, autour de percées de ciel bleu. Haut dans le ciel, un grand corbeau glisse sans battre des ailes.
Seul au milieu de la vallée, j'assiste, comme un halluciné, à un spectacle que je n'aurais pas osé imaginer. C'est la chose la plus extraordinaire que la nature m'ait donné de voir jusqu'à présent. . .
Mercredi 20 août 1997 :
Dans les Hautes Terres, au centre de l'île, à 5 km du site géothermique naturel de Hveravellir.
. . . D’après la carte, en remontant la rivière Hvannavallakvisi, sur les rives de laquelle j'ai installé ma tente hier, j’atteindrai rapidement le sommet des monts Thjöfadalafjöll. De là, je serai tout près du Langjökull, deuxième plus grand glacier du pays, avec une vue imprenable sur la vaste plaine de Kjölur. J’emporte un casse-croûte et mon équipement contre le mauvais temps. À 11h30 je suis parti.
Sur toute sa longueur, la rivière est bordée de tapis de mousses au vert éclatant, parfois teintées de roux. Quant à la roche qui encaisse le cours d’eau, elle est d’un rouge hématite, et développe d'étranges formes nodulaires. Plus haut, j’atteins un large pan de neige durcie, plaquée sur tout un flanc de la montagne. En bas dans la plaine, j’assiste au rassemblement d’une centaine d’oies sauvages, dont je parviens à entendre les jacassement bruyants. Ce sont elles, visiblement, qui dominent le ciel de ces hautes terres. Je continue l’ascension de biais, et bientôt je parviens à la crête de la montagne, à un peu plus de 900 mètres d’altitude. Une frange du Langjökull apparaît alors, s’étirant à moins d’un kilomètre. Il est chapeauté par une épaisse couche de nuages, et précédé d’une vaste zone minérale, stérile et obscure. Je me retourne à nouveau. Le panorama est immense : la plaine de Kjölur s’étend sur une trentaine de kilomètres en largeur, entre les deux glaciers, et sur près de 80 km en longueur, du nord au sud. Vers le sud-est, au-delà du mont Kjalfell, qui surgit seul au milieu d’un champ de lave, se dressent, en saillies audacieuses et inquiétantes, les pics inaccessibles des monts Kerlingarfjöll, dont j’ai subi les vents sombres il y a quelques jours. Ils sont acérés comme des lances. Leurs contreforts sont des boucliers noirs et massifs, déchirés de glaciers immaculés. Des nuages extraordinairement contrastés les coiffent, accentuant leur apparence dramatique.
Ces monts Kerlingarfjöll avaient autrefois la réputation d’être un repère de brigands. Au temps des sagas, et même longtemps après, la loi stipulait pour les crimes les plus graves le bannissement de la société. Le proscrit était rejeté par tous et abandonné à son sort. En Islande, cela équivaut tôt ou tard à la mort. Car non seulement il était interdit de lui porter secours, mais quiconque le rencontrait sur son chemin avait le droit de le tuer. Le proscrit était donc obligé de fuir les régions habitées, et se trouvait condamné à vivre en sauvage dans l’intérieur du pays. Or pour un homme seul et démuni, ces hautes terres, une fois recouvertes de neige et de glace, sont un territoire où l’on ne peut théoriquement pas survivre. Il est néanmoins reconnu qu’un de ces proscrits, Fjalla Eyvindur, y aurait survécu une vingtaine d’années, au 18ème siècle, en se nourrissant notamment de racines d’angéliques. On racontait également que certains de ces fuyards avaient fondé une société d’un genre particulier, et qu’ils vivaient dans les vallées renfoncées des monts Kerlingarfjöll ("Monts des sorcières").
Arrivé donc sur ce promontoire, duquel se déploient devant moi tous ces horizons fantastiques, en dépit d’une couche nuageuse qui ondule au-dessus d’eux comme une houle épaisse, je commence à rayonner avec mon appareil photo afin de trouver les meilleurs points de vue. En quelques minutes, le glacier, à ma droite, se trouve voilé par une langue de brume qui s’avance en silence comme un serpent. Au même moment, derrière moi, un nuage chargé de pluie déboule dans ma direction, sans le moindre signe annonciateur, et m’engloutit en un instant. Je n’ai pas eu le temps de faire une seule photo. En attendant que cela passe, je m’abrite derrière un gros bloc de basalte. Sous mes yeux le paysage se limite de plus en plus. Là où ma vue portait jusqu’à cinquante kilomètres tout à l’heure, je ne vois plus maintenant qu’à trente ou quarante mètres. Mon casse-croûte y passe. Peu à peu, j’enfile tout mon équipement contre la pluie, le vent et le froid.
Le froid demeure. Le vent glisse sur les pierres comme un puissant fleuve ininterrompu. Après plus d’une heure, rien n’a changé. Le vent s’intensifie. Accroupi par terre, adossé au rocher, j’observe les rares petites herbes qui s’obstinent à pousser ici et là, ployées, battues, courbées sans répit de toute leur existence. Seuls les lichens, plaqués sur la roche, ne semblent pas souffrir. Le lichen : exemple absolu de stoïcisme. Après les lichens, il ne reste plus que les pierres, mortes, et plus sereines encore. Je décide finalement de rentrer. Mais comme le vent et la pluie m’assailliront de face et que je ne verrai rien, il est inutile d’essayer de retrouver la voie par laquelle je suis venu. Le plus simple est de descendre directement la pente, bien que tout s'évanouisse dans la grisaille au-delà d'une cinquantaine de mètres. Je finirai nécessairement par atteindre le niveau de la plaine et, de là, je n’aurai plus qu’à longer la base des montagnes, jusqu’à ce que je reconnaisse l’entrée de mon vallon. Une fois là, la rivière me conduira vers la tente comme le meilleur des guides.
C’est parti. Bientôt, des névés inconnus entravent mon parcours. Le relief est plus accidenté qu’à l’aller, si bien qu’il me faut parfois descendre dans de petits ravins, dont je dois ensuite m’extraire afin de retrouver la bonne direction. Par moments, la grêle se met de la partie. Enfin j’aperçois, à travers la brume, la plaine grise et brouillée qui s’étale en contrebas. Mais je ne reconnais pas vraiment les formes du paysage. J’avance vers le nord, en restant à mi-hauteur sur la pente, afin de mieux détecter d’éventuels repères sur la plaine. Très loin, le rectangle clair d’une construction en tôle se fait voir. Plus loin encore, j’aperçois les panaches de vapeur s’élevant au-dessus des sources chaudes de Hveravellir, à une dizaine de kilomètres d'ici. En regardant vers le nord, dans le prolongement de la montagne, je distingue un pan de rhyolithe rougeâtre, repéré tout à l’heure en amont de ma vallée. Il n’y a donc plus aucun risque.
Je me tourne à nouveau vers la vaste plaine de Kjölur. Mon regard se porte sur les innombrables petits lacs, sur les courbes sinueuses des rivières, sur les ondulations des reliefs, et s’attarde sur les zones de verdure qui peu à peu émergent de la grisaille. Les nuages, jamais vidés, continuent de semer une pluie fine à travers l’étendue. Je lève les bras en "T" afin de me remplir de toute cette réalité, qu’elle pénètre ma peau par le vent et par l’eau, qu’elle se verse en moi par ma bouche et mes yeux grands ouverts. Je reste ainsi, les bras tendus, aussi longtemps qu’ils ne tombent pas d’eux-mêmes. Les seuls témoins de ma bizarrerie sont trois moutons qui, en contrebas, me fixent avec perplexité, sans bouger d’un sabot, durant toute cette excentrique demi-heure. Si la pensée commence par l’interrogation, ces trois moutons pensaient, c’est certain.
Tout le long du chemin, je photographie abondamment, car la bruine, en se retirant, a laissé une lumière très pure. Retour à la tente vers 16h, trempé. Je me prépare le bol de spaghettis que je me promettais là-haut, quand je m’enfonçais dans la masse grise et tourmentée. Agrémentées d’un reste de fromage et de beurre de saumon, c’est un instant de rare bonheur. La pluie se remet à battre contre la toile de ma tente. Rédaction du début de cette journée.
À 19h, en jetant un coup d’œil sur le temps qu’il fait dehors, je constate que les nuages sont plus hauts et plus clairs, et que l’espace est à présent dégagé, lumineux jusqu’au Hofsjökull. La couleur des matières est plus intense grâce à l’humidité, la lumière est cristalline, la moindre parcelle de brume a disparu, et le crépuscule approche. Toutes les conditions sont réunies pour d’excellentes images. Je repars donc avec mon appareil-photo vers d’autres points de vue dominants. Cette fois, je sors du vallon par le flanc nord, gagne de l’altitude en marchant vers l’ouest, et atteins à nouveau le dos de la montagne. Tout au fond de la plaine rase, à la limite de l’horizon, un arc-en-ciel se déploie comme un drapeau. Derrière moi, j’aperçois encore la frange du Langjökull, casqué de nuages voûtés sous lesquels la lumière se trouve prise. Les monts Kerlingarfjöll continuent d’accrocher mon regard. Partout, la pénombre entraîne les couleurs vers des notes plus sourdes. Le vert des mousses s’éteint dans des rousseurs obscures. Les bruns s’enfoncent dans le bleu. Et les bleus s’enfoncent en eux-mêmes. La plaine toute entière bleuit, et les lointains s’assombrissent eux aussi dans le bleu. Et contre tout cet enténèbrement des couleurs, les pans de neige font éclater leur lumière comme des lambeaux de linceuls. Je photographie ces lointains bleuissant. L’ombre gagne. L’air s’opacifie. Il faut songer à rentrer. Dans le ciel, des lueurs lunaires font s’auréoler de roux les nuages. En bas, dans la plaine à présent obscurcie, les rivières et les lacs s’animent de reflets argentés.
Retour à 22h30. Je prépare mon dernier bol de spaghettis, en y faisant fondre mon dernier bout de fromage. "Tout est consommé", comme dirait l’Autre. C’est ma dernière nuit dans les hautes terres d’Islande. La pluie se remet à tomber.
Mercredi 03 septembre 1997 (rédigé les 5 et 6):
Quatrième jour de campement devant "Dynjandi", grande chute d'eau au fond de l'Arnarfjördur, dans les Fjords de l'Ouest.
. . . Aujourd'hui en France, ce doit être la rentrée des professeurs. À l'instant précis où je devrais prendre connaissance, dans une lointaine banlieue bétonnée, de mon nouveau collège aux couloirs anguleux et froids, des salles de classe inadaptées aux réserves poussiéreuses, des collègues désenchantés malgré le masque poli de leur jovialité, et surtout des listes interminable d'élèves décidés à déterminer les limites de ma résistance nerveuse, à cet instant précis donc, il se trouve que je suis, de façon bien réelle, souverainement libre, dans une nature authentiquement pure, devant des espaces illimités et vierges, sans ressentir la pression d'un rôle à tenir, sans ressentir ce gouffre entre moi et une existence factice qui rampe à côté de moi ! Quelle douceur de réaliser cela ! L'existence, la vraie, elle est là sous mes pieds, dans la bruyère que je foule, dans les miroitements de la rivière où je m'abreuve, dans ce fjord, dans ces montagnes, dans les sentiers étroits que les moutons ont tracés eux-mêmes au fil des saisons, dans le vent qui draine inéxorablement les nuages, dans les cygnes là-bas qui savent tout ce qu'il faut savoir. C'est évident, la vraie vie est là ! L'autre, celle du plus grand nombre, et qui était aussi la mienne il y a quelques mois, c'est de la vie en conserve. Or je ne me sens pas la disposition mentale d'une sardine. Je me vois davantage en baleine. Je veux parcourir les étendues et sonder les profondeurs. Pour au moins un an je suis maître de mon destin. J'ai la possibilité d'être aussi près que possible de ce que j'aspire à être. Je n'ai pas à suivre un ordre qui n'est pas le mien, ni celui de personne probablement, l'ordre asphyxiant d'une société d'artifices, où l'on passe son temps à tourner autour de la vie en s'en écartant toujours plus. Je n'ai qu'à suivre le courant dont mon être est fait, et ainsi traverser sinueusement des contrées inconnues, au gré des contraintes que me vaudront parfois certaines rigueurs et d'inévitables obstacles, au gré aussi de rencontres influentes et bénéfiques, amicales, chaleureuses, mouillant peut-être aussi à certains rivages propices et hospitaliers, y laissant de moi-même une flaque, un ruisseau.
Tout est encore à vivre ; tout est encore à écrire.
Donc, ce matin, il fait très beau. Ma montre paraît elle aussi prendre ses distances avec le rythme des hommes, si bien que je ne sais plus très bien quelle heure il est, du moins à une ou deux heures près. Aujourd'hui je voudrais contourner l'abrupt versant de 600 mètres qui borde le Dynjandisvogur à gauche, Urdahlid. Pour cela je commence par refaire l'ascension de dimanche, à droite de la cascade. Une fois arrivé sur le plateau d'où la rivière se jette, je monte encore par paliers pour atteindre un col, près du sommet Urdafell. Le sol est si chaotique que je ne peux avancer que par sauts, de rochers en rochers. Ceux-ci sont fragmentés en larges plaques, comme de grandes ardoises entrechoquées, montées les unes sur les autres. Certains rochers sont fendus horizontalement d'une façon incroyablement régulière, en tranches de cinq à dix centimètres d'épaisseur, de telle sorte qu'on dirait un empilement de plaques distinctes, l'ensemble atteignant jusqu'à deux mètres de hauteur. Je m'amuse à lancer au loin quelques petites ardoises, comme des soucoupes volantes.
À l'instant-même où j'atteins le col, je suis littéralement saisi par deux impressions simultanées et extraordinaires. Tout d'abord, c'est la vue prodigieuse qui s'étale tout d'un coup devant mes yeux. Au-delà de la vallée jusque là invisible qui s'étend à mes pieds, je vois s'étirer, dans une perspective inouie, le très vaste fjord Arnarfjördur, qui s'en va devant moi confondre son bleu intense au bleu intense de la mer et à celui du ciel, très loin, à une quarantaine de kilomètres. En même temps que mes yeux engloutissent cet espace colossal, mes oreilles semblent soudain vidées des sons les plus infimes, des plus inaudibles résonnances. C'est le silence absolu. Pas même un souffle d'air. Dès l'instant où je cesse de marcher, dès que je m'immobilise, plus aucun son ne me parvient. Or ce vide sonore, déjà impressionnant par sa rareté, l'est ici de façon démultipliée du fait de l'espace immense que mes yeux perçoivent au même moment. Les montagnes, les vallées, le fjord, la mer, le ciel, tant de formes, de couleurs, d'étendues, et aucun son qui n'en sorte ! Je ressens alors l'impression étrange d'être à la fois recroquevillé dans un étroit caisson hermétique, et de baigner dans l'espace absolu. J'imagine que ce sentiment doit être le même que celui qu'éprouvent, en beaucoup plus intense, les cosmonautes lorsqu'ils font une sortie dans l'espace. Les sens sont alors déroutés par l'illimité, si peu familier à l'homme, et confondent toutes les proportions, si bien que l'infini est pris pour le néant. . .
Vendredi 19 septembre 1997 (rédigé le 20) :
Bjarnarfjördur, dans le Strandasysla (Fjörds de l'Ouest). Arrivé le 11, j'occupe une chambre dans un hôtel isolé dont je suis l'unique client, Laugarhöll, tenu par une femme d'environ 35 ans, Ella. Hier soir je suis rentré de Trekyllisvik, le dernier hameau au nord du Strandasysla, où j'ai logé deux nuits dans une école de sept élèves à qui j'ai donné un cours d'arts plastiques. De retour dans le Bjarnarfjördur, un rassemblement de mouton ("rettir") est prévu aujourd'hui avec des amis d'Ella.
Je toque à la chambre d'Ella pour lui demander les clefs de la cuisine. Elle est encore couchée, mais réveillée. Peu après elle me rejoint pour le petit-déjeuner. À 8 h, nous nous rendons avec sa voiture dans une ferme voisine. Nous y retrouvons Atti et Magnus, ainsi que des fermiers aux mains rudes et à la figure forte. Tout le monde embarque à bord d’une énorme jeep, et nous rejoignons ainsi un deuxième point de rendez-vous, la ferme de Svanholl. D’autres fermiers nous y attendent, assis sur le pas de la porte, ou adossés contre un mur lézardé. Nous sommes alors une quinzaine de personnes, et nous nous répartissons à bord de deux gigantesques 4X4.
Nous prenons la route de Holmavik, que nous quittons peu de temps après pour nous engager sur une piste grossière, à peine identifiable comme telle, et qui justifie pleinement la taille énorme de nos véhicules. Elle est si chaotique qu’il est impossible d’y rouler à plus de 10 ou 15 km/h. Nous remontons ainsi la vallée de Goddalur, jusqu’à ce que nous atteignions les plateaux à moitié enneigés de Trékyllisheidi. La jeep dans laquelle je suis reste longtemps bloquée devant l’une des congères qui barrent la route. Finalement, nous devons la contourner en nous écartant de la piste. Dans ce véhicule, se trouvent Ella, assise à côté de moi, le fermier de Svanholl - un homme d’une cinquantaine d’années au visage fin et doux dégageant beaucoup d’intelligence et de sagesse, un enfant d’une douzaine d’années - peut-être son fils, Atti et Magnus, un autre jeune homme muet pendant tout le trajet, et le conducteur - un fermier monumental, un roc, avec des mains de roc, un cou et une figure de roc, des cheveux courts partant dans tous les sens, et un air ahuri.
Après avoir roulé une heure, en s'élevant toujours, nous parvenons au début de la vallée, et stoppons les moteurs au milieu d'un plateau rocailleux qui s'étend à perte de vue dans toutes les directions. Avant de commencer le travail, nous entamons une collation avec du café, des sandwichs, et de la tête de mouton. C’est une spécialité islandaise : la tête est cuite à l’eau et on la mange telle quelle, froide ou chaude, en détachant des morceaux de chair avec les doigts. C’est d’une consistance un peu élastique, agréable à mastiquer, mais sans saveur particulière.
Une fois rassasiés, nous nous séparons en trois groupes et commençons à marcher. Un groupe descend dans le bas de la vallée, un autre avance parallèlement sur la crête de la montagne, et le troisième, dont je suis, prend la voie du milieu. Dans mon groupe, il y a Ella, Magnus, le fermier de Svanholl et son fils. Peu après, les espaces s’élargissant, nous nous séparons à nouveau en trois, et je fais route avec Magnus. Le travail consiste à ratisser la région de telle sorte que les moutons, en liberté depuis le printemps, redescendent jusque dans la grande vallée du Bjarnafjördur, où se trouve un corral de triage qui servira ensuite à les répartir selon leur propriétaire. Mais notre effectif est peu élevé pour la largeur de la surface à couvrir, à savoir 3 à 4 km. Chaque unité peut ainsi tout juste apercevoir sa voisine. Il fait relativement peu froid par rapport aux jours précédents. Le vent du sud-ouest nous apporte le vent le plus doux que nous ayons eu depuis longtemps. Magnus impose un rythme beaucoup plus rapide que celui de mes randonnées habituelles. Ses enjambées longues et puissantes avalent la rocaille avec aisance. Mais je ne me laisse pas distancer. Nous marchons sur de la roche, du gravier, de la mousse sèche, de la neige, traversons des rivières par bonds légers, de pierre en pierre, gravissons des talus, dévalons des pentes. Tout est d’une pureté absolue. Aussi loin que nous puissions voir, vers les montagnes embrumées, fondues dans le bleu pâle du jour, pas le moindre signe de présence humaine n’apparaît pour troubler la nature à l’état brut. C’est la nature des origines. Parfois nous parlons un peu. Mais la plupart du temps, seul résonne le bruit de nos chaussures foulant le sol graveleux. Nous marchons ainsi deux bonnes heures sans apercevoir le moindre mouton. Comme Ella me l’avait annoncé, le froid précoce de ces derniers jours les a déjà fait descendre assez bas. Quelquefois, nous apercevons au loin des points mobiles, que nous identifions soit à Ella, soit au fermier et à son fils. Mais le plus souvent, ils sont hors de vue du fait des reliefs et de la distance. Or il est important, me dit Magnus, que nous restions en vue les uns les autres, afin que nous arrivions tous à peu près au même niveau devant les moutons. C’est pourquoi nous marquons un arrêt sur un petit promontoire, afin de balayer l’espace de nos regards et ainsi pouvoir repérer les êtres humains dans cet univers minéral. Je sors mon 105 mm, en prétendant m’en servir pour voir plus loin, et photographie Magnus.
Nous reprenons la marche sur un rythme encore plus rapide, et dépassons le lac Nedra-Thveravatn, aux rives duquel ma randonnée d’hier m’avait conduit. Soudain, Magnus, s’étant retourné vers moi, s’arrête brusquement. Il fixe un point situé derrière mon épaule et crie : "trois moutons !", puis se met aussitôt à courir. Les trois moutons sont dans un val. Le relief nous les avait rendus invisibles. Il faut alors courir en montée, sur un terrain chaotique. Le sport commence vraiment. Très vite, d’autres personnes apparaissent, sur la crête des collines, dans le creux des vallons, sur les promontoires. Et des chapelets de moutons commencent à sortir d’un peu partout en différents points du paysage. J’entame une course harassante afin que six d’entre eux ne reprennent pas la direction des montagnes. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter, car il serait alors très difficile de les récupérer.
À partir de là, Magnus et moi suivons chacun notre chemin, lui en hauteur, et moi vers le milieu du versant. Je marche alors un certain temps sans voir ni homme ni bête. Enfin, la vallée du Bjarnafjördur apparaît en contrebas. Des dizaines de moutons se dirigent déjà vers le corral. D’autres continuent d’affluer comme des rivières blanches le long des pentes, suivis par d'autres hommes. Leurs bêlements paniqués résonnent d’un versant à l’autre. Parvenu au pied de la montagne, je guide quelques bêtes vers le centre de la vallée. Ensuite, il n’y a plus qu’à attendre, assis dans l’herbe, que les derniers moutons et les derniers hommes soient descendus. Derrière moi, tout en haut, j’aperçois Magnus qui, de sa position élevée, domine le déroulement des opérations, repérant les derniers animaux. Nous avons ainsi progressé sur une quinzaine de kilomètres, augmentés de beaucoup du fait des écarts imposés par le bétail et le relief.
Nous rejoignons les véhicules, ramenés entre-temps. Depuis la route, nous suivons le troupeau étiré et dispersé, auquel on fait longer la rivière pour l’amener tranquillement jusqu’à l’enclos où il doit être parqué, à côté du corral. Le triage aura lieu demain. Ce sera l'occasion d'une petite fête qui attirera la population des environs. Une fois que toute la masse bêlante et laineuse est dans l’enclos, à savoir une centaine de bêtes, le fermier de Svanholl referme la barrière. C’est fini pour aujourd’hui. Nous sommes tous fatigués et contents. Le fermier me dit que j'ai fait du bon travail. . .
Dimanche 9 novembre 1997 (rédigé le 11) :
Péninsule de Snaefellsness. Je suis installé depuis une dizaine de jours dans l'annexe d'une ferme isolée qui fait office de chambre d'hôte, au lieu-dit Lysuholl.
. . . En début d’après-midi, je sonne à la ferme afin de prévenir que je pars demain. La personne qui m’ouvre est cette femme d’environ 60 ans qui m’avait accueilli le jour de mon arrivée, le 29 octobre, et que je n’ai pas revue depuis. Elle me fait entrer dans une grande salle de séjour, encombrée de meubles et d’objets hétéroclites, que l’usage des années a rendus familiers, et qu’une douce lumière enrobe chaleureusement. "I was worried about you!" me dit-elle d’une voix rauque. Elle s’étonne que je ne sois pas venu plus tôt prendre un café pour discuter un peu. Sans le lui dire, j’en ai eu souvent l’envie, mais les quelques fois où j’ai frappé à la porte avec cette intention, en prétextant une demande de renseignement quelconque, on s’est contenté de me donner le renseignement, et basta ! Il est vrai que les Islandais n’ont pas l’air très forts, en général, avec les choses implicites. Dommage que je ne sois pas tombé sur elle plus tôt. Elle est malade, me dit-elle, et sort le moins possible à présent. Le jeune homme à qui j’ai eu à faire est son gendre. Lui et sa femme sont absents pour quelques jours. Elle est donc seule avec son mari, le vieil homme à barbe blanche qui m’a conduit au chalet. Celui-ci travaille dehors en ce moment.
Margret - c’est le nom de la femme - me sert du café avec un pain spécial qu’elle prépare elle-même et qui se mange comme un gâteau. Assise sur le divan, de l’autre côté de la pièce, elle fume cigarette sur cigarette et me déballe toute sa vie. Celle-ci fut jalonnée de deuils et de drames en si grand nombre que je n’arrive pas à me les rappeler tous. Son premier mari est mort dans un accident de voiture quand elle était jeune et qu’elle avait trois enfants en bas âge. Pour subvenir à leurs besoins et payer les impôts dont elle était accablée, elle a travaillé à bord d’un chalutier navigant entre l’Islande et le Groenland. Elle ne connaît d’ailleurs les Fjords de l’Ouest que depuis la mer. Son deuxième mari, pêcheur, est mort noyé dans le naufrage de son bateau, lequel s’est échoué sur un rocher qu’elle me montre à travers la fenêtre. La même année, je crois, sa sœur est morte dans ses bras, vaincue par je ne sais quelle maladie. Plus récemment, elle a perdu un petit fils dans un accident de voiture. Je crois avoir compris qu’elle souffre actuellement d’un cancer. À la suite de je ne sais plus quelle maladie, on lui aurait transfusé trois litres de sang. Elle s’est faite également opérée du cœur, a suivi un traitement en Californie le mois dernier, et doit se faire régulièrement des injections d’insuline. Elle en fait d’ailleurs une sous mes yeux, tout en continuant de discuter.
À vrai dire, je ne sais pas ce qu’il y a de vraiment rigoureux dans tout cela, car visiblement, Margret aime parler. Mais il suffit de voir son visage flétri, fatigué, usé, pour croire que sa vie n’a pas été des plus faciles. Malgré ça pourtant, elle rit encore, elle est joviale, et surtout elle parle. Elle parle à tel point qu’il faut qu’elle ait encore pas mal d’énergie pour parler autant. Mais de temps en temps, les bras levés, elle s’exclame en disant que maintenant elle n’en peut plus, qu’elle en a eu assez, et qu’elle n’en supportera pas davantage. Elle me raconte que l’autre jour elle a cru devenir folle quand elle s’est aperçue que son mari était parti faire un petit travail dans la montagne. Il n’avait pas pris ses médicaments, et elle ne le voyait pas revenir. "- J’ai cru que je devenais folle !" dit-elle plusieurs fois en prenant sa tête entre ses mains. Ce vieil homme doux à la barbe blanche - son troisième mari - est un voisin qu’elle connaît depuis l’enfance. Je raconte à Margret la randonnée que j’ai faite le lendemain de mon arrivée. Loin d’y montrer de l’intérêt, elle me regarde gravement et finit par dire que les étrangers sont des irresponsables. Il y a quelques années de cela, deux touristes, des Français je crois, étaient partis traverser la péninsule, du Sud au Nord, par la montagne, en plein hiver, sans prévenir personne, sans équipement spécial et sans prévoir de nourriture, estimant qu’ils pouvaient le faire en une seule journée. Seulement la météo a évolué en un clin d’œil, de façon très défavorable, et ils se sont vite retrouvés en situation de détresse. Je ne sais comment, quelqu’un a su qu’ils étaient dans la montagne et a signalé le danger. Une équipe de secours s’est constituée avec des volontaires de toute la région. Ils sont partis à leur recherche et les ont récupérés sains et saufs. Inutile de dire que les paysans du coin n’apprécient pas ce genre d’aventuriers irréfléchis, qui mettent en danger la vie des sauveteurs en même temps que la leur. "Les étrangers n’ont pas conscience de ce qu’est la nature en Islande !" me dit Margret. J’essaye de me rattraper en lui disant que ce type d’aventure me paraît complètement stupide, que jamais je n’aurais l’idée de faire une chose pareille, ce qui est vrai, et que mes randonnées sont raisonnables. "Mais on ne pars jamais seul sans prévenir personne !" Elle a raison, j’abdique.
Nous en venons à parler gastronomie. Elle sort du réfrigérateur une chose dont Egill m’avait parlé, mais que je n’avais jamais testée : des testicules de bélier. C’est elle-même qui les prépare. Elle m’en coupe une tranche qu’elle me fait goûter. Quand on oublie ce qu’on mange, c’est plutôt bon. Cela fait partie de ce qu’on appelle "la nourriture de Thor". Les testicules sont prélevés, lavés et bouillis. On en rempli ensuite un boyau, fait d’un morceau d’intestin, en y mêlant quelques condiments et en les pressant fortement de manière à obtenir une sorte de gros boudin bien ferme. On conserve ensuite le produit dans du petit-lait, comme pour le boudin aigre que m’avait fait goûter Sigfridur. Et on le déguste tel quel. L’odeur aigre est assez désagréable, mais pas la saveur. C’est une chair claire, un peu rose, dont la consistance est à la fois dense et tendre, un peu farineuse. Vu la petite quantité de produit par tête de bélier, je m’interroge sur son prix, que j’imagine très élevé. "Pas du tout, me dit-elle, ça ne vaut rien, personne n’en veut !" Voyant que je l’apprécie, elle m’en enveloppe un gros morceau dans du papier.
Je lui fais part de mon intention d’aller à Reykjavik demain matin par le bus. Elle me signale qu’elle et son mari doivent s’y rendre mardi afin de consulter un docteur. Si je ne suis pas pressé, me dit-elle, je pourrai profiter de leur voiture. Ils y resteront quelques jours. Ils ont un petit appartement là-bas, qui d’ailleurs se situe dans la même rue que l’auberge où j’avais atterri l’année dernière, et où je compte retourner cette année. J’accepte donc. Enfin elle m’invite à dîner avec eux ce soir. J’accepte encore.
De retour au chalet, je reprends le dessin de mon arbre. Je passe de plus en plus de temps sur chaque trait. Pour chacun d’eux, j’essaye de ressentir l’exacte courbure, la juste orientation, l’épaisseur, la noirceur et la longueur les plus appropriées. Car il faut jouer sur tous ces paramètres afin d’obtenir l’impression de naturel dans le déploiement de la ramure. Quand je m’interromps pour aller dîner à la ferme, je suis assez satisfait du tour que cela prend.
Je retrouve donc Margret. Elle termine de préparer le repas tout en regardant le dernier épisode d’un feuilleton canadien devant lequel elle ne peut s’empêcher de pleurer. Nous finissons de le regarder ensemble. Puis nous passons à table, mais comme celle-ci est trop petite pour nous trois, Margret mange sur le divan, et nous parlons ainsi à distance. Quant à son mari, assis à côté de moi, il reste silencieux, ne parlant pas un mot d’anglais. C’est un bonhomme plutôt chétif, d’environ 70 ans, doux et discret, avec un front dégarni et une barbe blanche comme neige, qui le font ressembler à Alexandre Soljenitsyne ou à Hubert Reeves. Son air candide et son silence serein lui donnent l’air d’un sage qui s’ignore. Le repas est fait d’une épaule d’agneau avec des légumes. La saveur de la viande me donne encore l’eau à la bouche rien que d’y penser. Elle a un vrai goût de gibier, fort et sauvage. Ce goût, c’est celui des moutons restés en liberté dans les montagnes pendant la moitié de l’année. Avec le goût, c’est aussi l’odeur de ces bêtes qui me parvient, cette odeur de laine un peu âcre que je sentais lorsque je les saisissais à pleines mains pour les trier, dans le Bjarnafjördur, ou encore à Latrabjarg.
Au café, Margret me montre deux lettres venues d'Algérie, écrites en français, et qu'elle a reçues en septembre sans en comprendre le contenu. Les lettres sont identiques. Ce sont deux jeunes Algériens qui désirent savoir s'il y a une possibilité d'emploi à la ferme. Mais l'exploitation est trop petite pour qu'un travail soit disponible ici, me dit Marget. Je me chargerai de rédiger la réponse, qu'elle leur enverra.
Je vois à travers la fenêtre qu'une aurore boréale se prépare. Je prends congé de mes hôtes en les remerciant. "Tu peux repasser quand tu veux !", me dit Margret. Une fois au chalet, toutes lumières éteintes, je surveille le ciel depuis mon divan. De faibles lueurs apparaissent puis disparaissent. Je sors à plusieurs reprises en croyant venu le clou du spectacle, mais à chaque fois l'aurore décline et ramollit. Je passe ainsi deux heures devant la fenêtre, tour à tour plein d'espoir et déçu. Mais peu après 23h, elle se déclare enfin. J'affirme que ce que j'ai vu ce soir est la chose la plus extraordinaire que j'ai vue de toute ma vie. Aucune description n'est possible. Toute image poétique sera vaine. Ces derniers temps, j'en ai vu plusieurs qui m'avaient parues magnifiques, mais je n'imaginais tout simplement pas que cela pouvait aller jusque là. Non, l'imagination ne va pas jusque là. Cela remuait dans la totalité du ciel. Il y avait du vert, du rose et du jaune. Les lueurs se réverbéraient sur les montagnes enneigées. Il ne faisait plus nuit. L'apothéose dura vingt minutes. Et il y eu un crépuscule de l'aurore.
Lundi 10 novembre 1997 (rédigé les 12 et 13) :
Je rapporte à Margret les deux lettres destinées aux Algériens. Nous discutons une heure. Puis son mari me conduit au lieu-dit Budir, à une dizaine de km, où j’entame la dernière randonnée de mon voyage avant Reykjavik.
. . . Je quitte la route, traverse une rivière, et commence à pénétrer dans Budahraun. Il s’agit d’un champ de lave qui avance dans la mer, en formant une expansion plus ou moins circulaire d’environ 5 km de diamètre, et dont le centre est marqué par un petit cône volcanique d’une centaine de mètres de haut. On dit qu’il y avait là une léproserie autrefois. Cette lave est encore plus bouleversée et chaotique que celle de Lysuholl. De larges et profondes crevasses, comme des cicatrices énormes, barrent régulièrement le passage. Des protubérances anthropomorphiques surgissent çà et là. Parfois, une croûte rocheuse, d’une vingtaine de centimètres d’épaisseur, crée une voûte d’un arrondi parfait sous laquelle un homme peut aisément se coucher et s’abriter. La lave est abondamment colonisée par la végétation. La mousse s’y développe en formant d’épais manteaux, très denses, d’un beau gris-vert, auquel une pellicule de givre donne un aspect argenté et scintillant des plus somptueux. Dans les parties les plus abritées du vent, comme les creux et les crevasses, des arbrisseaux ont poussé. Il y a même des fougères, plantes pourtant fragiles, qui se sont développées dans les cavités sombres, bien protégées du vent sous leur croûte de lave.
En arrivant au pied du volcan, je découvre, tout à fait fortuitement, la bouche d’un incroyable tunnel s’enfonçant sous l’écorce. Ce devait être l’une des sorties par lesquelles la matière en fusion s’écoulait à l’air libre, au moment de l’éruption. Les quelques dizaines de mètres précédant l’entrée du tunnel forment un genre de défilé qui me conduit tout naturellement vers l’antre obscure. La voûte, aussi parfaite qu’une crypte romane, est haute d’environ trois mètres et large de cinq ou six. J’avance de quelques pas. Avant que l’ombre permanente n’empêche toute formation végétale, le sol, composé de scories et de fragments de roche, est encore parsemé de mousses et de lichens. J’avance un peu plus loin dans la pénombre. La voûte et les parois du tunnel, parfaitement protégés de l’érosion au cours des cinq derniers millénaires qui correspondent à l'ancienneté de cette lave, sont restées comme au lendemain du refroidissement de la roche. Sur les côtés, la surface est lisse, arrondie et plissée comme un ventre flasque. Le plafond est par endroit sertis de petites pointes grises, suspendues comme de courtes stalactites : c’est la lave qui, en refroidissant, s’est figée alors qu’elle gouttait.
Après m’être enfoncé d’une vingtaine de mètres dans une ombre de plus en plus dense, et sur un sol complètement lunaire, le tunnel, dont les proportions n’ont pas diminué, décrit un virage. Je me heurte alors à un mur d’obscurité. Mes yeux ne détectent plus la moindre atténuation dans la densité du noir. Sans aucun repère, je suis comme devant un espace intersidéral dépourvu d’étoiles. Je m’assois par terre. Au bout d’une dizaine de minutes, mes rétines se sont adaptées : je vois. Le boyau se prolonge, tournant et disparaissant dans la nuit. Je me relève et continue d’avancer très lentement. Après quelques pas, je me retourne. L’entrée du tunnel derrière moi n’est plus visible à cause du virage. Seules des traces de lueurs rasant les parois la signalent. J’avance encore un peu. Le boyau se rétrécit, et l’ombre s’assombrit à nouveau, jusqu’au noir total. Je m’assois encore. Le silence est absolu. Au bout de quelques minutes, émergeant vaguement du néant, je perçois la présence incertaine d’un énorme rocher sphérique, ou du moins c’est ainsi que j’interprète la forme sans contour défini qui semble être là, devant moi, sans que je puisse dire à quelle distance. Cela paraît obstruer presque complètement le tunnel. Sur la gauche, entre l’objet et la paroi, une masse d’obscurité impénétrable engloutit tout repère. Je dois faire deux ou trois petits pas de plus, et tendre le bras, afin de tâter le rocher. Du bout des doigts, je le touche. Il est lisse et doux. À gauche, bien qu’étant tout près de la masse noire, je n’arrive pas à voir s’il s’agit d’une chose dure ou bien d’un vide. Mon bras, tendu devant moi, se perd dans la nuit. Lentement, je rebrousse chemin.
De retour dans la pénombre, je ramasse un fragment de lave à l’aspect étrange et beau. Puis je reviens à la lumière. Cette exploration m’a retenu près d’une heure, beaucoup plus longtemps que je ne le pensais. Il me faut presser le pas à présent. Je commence à gravir le flanc du volcan. En parvenant sur sa face sud, je découvre qu’il est complètement éventré de ce côté, et que la plus grande partie de la lave s’est déversée par là, en un flot gigantesque qui a fait reculer la mer de deux ou trois kilomètres. Du nord, je vois surgir un aigle, traversant le ciel sans battre des ailes. Il plane vers la mer, puis se pose sur un piton de lave, juste en-dessous du soleil, lequel se rapproche déjà de l’horizon. Dans l’intention de le photographier, j’essaye de m‘en approcher en décrivant un arc de cercle, de manière à avoir le Snaefelljökull en arrière-plan. Arrivé à une centaine de mètres, il s’envole, puis va se poser plus loin. Je renouvelle mon approche. Il s’envole à nouveau et disparaît.
Je poursuis alors la traversée du champ de lave, droit vers le sud, vers la mer et le soleil qui décline. La lumière rasante intensifie les reliefs et colore les mousses - plaquées de givres - de reflets cuivrés extraordinairement vifs. Plus je me rapproche de la mer, plus la lave devient noire et stérile, les crevasses plus profondes, les croûtes plus épaisses, les carapaces plus brisées et morcelées. Le givre, en enrobant la roche noire et poreuse, transmute celle-ci en une sorte d’éponge imprégnée d’encre de chine, et que le gel aurait plaquée d’une pellicule blanche transparente. Je parviens enfin à la limite du champ de lave, face à la mer. Le clivage jusqu’aux vagues est d’au moins dix mètres. Au loin, l’alignement des sommets blanchis de toute la péninsule de Snaefellsnes, trouve un écho dans l’écume lumineuse qui vient fouetter les sombres orgues basaltiques. Il est déjà 16h30, et le soleil s’apprête à passer derrière l’horizon.
Je longe le front de lave vers le nord-est. Toute la chaîne de Snaefellsnes commence à se nacrer de rose. En l’espace de quelques minutes, ce rose devient d’une intensité tout à fait irréelle, telle que je n’en n’avais encore jamais vue auparavant. Avec ce rose, les boursoufflures profondément noires de la lave, au premier plan, font un contraste absolument hallucinant. Je dois m’arrêter de marcher quelques instants, afin de regarder, car ce qui se produit là est véritablement unique. Pourtant, il vaut mieux ne pas traîner car la nuit approche. Un peu plus tard, les montagnes s’éteignent. C’est alors le ciel qui commence à flamboyer, et ce dans une profusion de rouge, de jaune et d’orange, que là encore je n’avais jamais vus à tel degré d’intensité. Ce que je vois actuellement dans le ciel, c’est l’image inversée de ce que devait être ce champ de lave au moment où il se répandait, liquide, visqueux, incandescent, hors du volcan. C’est comme le reflet du feu de la terre qui, cinq millénaires plus tôt, coulait tel un fleuve à l’endroit même où je marche. Je m’arrête à nouveau. Tant pis si la nuit tombe. Il faut voir.